BULENGO ; ce que ça coute être un déplacé 

L’on se croirait nulle part, dans le vide, dans le néant, l’on se croirait dans un infini dépourvu d’humanité. L’on se croirait dans un déni amplifié, dans une indifférence légitimée, dans une tolérance du non-sens. Eh bien, nous ne sommes pas loin de là.

Le 20 Fev 2023 camp de Bulengo

Nous sommes à Bulengo, plus ou moins 15 Km de la ville de Goma. Ici s’est érigé un camp de déplacés. À l’instar des autres camps situés au nord dans le groupement Kibati, celui-ci aussi héberge des populations déplacées qui fuient les affrontements entre les rebelles du M23 et l’Armée loyaliste. Ici, ils sont plus nombreux encore, entassés dans leurs blindés, perdus sur un périmètre où ils sont obligés de cohabiter avec le gaz méthane. Dans les réunions inter agences auxquelles participe AGIR RDC, on parle de 80 000 personnes ici. Beaucoup de besoins, mais surtout ceux fondamentalement primaires. Nous comptons environ 50 portes de toilettes pour près de 100 000 personnes. Une toilette pour 2000 personnes donc ? Très alarmant.

Dans des situations difficiles, attitudes courageuses, dit-on. Mais ici, on remarque plus que le courage, plus que l’abnégation, plus que la créativité. Malheureusement, c'est humainement dramatique, pathétique. Plusieurs personnes ne peuvent donc s’aligner devant les portes de toilettes. Elles trouvent facile de déféquer à l’air libre. Mais là, il y a une question de dignité. Elles ne peuvent le faire devant tout le monde, il faut des endroits cachés. Pourtant, il n’y en a pas, elles évitent d’aller vers les zones inhabitées de peur de se retrouver dans des zones à gaz, deux personnes ont déjà été asphyxiées ici. Alors, il faut déféquer la nuit, à l’abri des regards. Mais comment on gère les besoins pour qu’ils ne se ressentent que la nuit ?  C’est la question. Et la réponse à la question est interpellatrice. Des femmes incarnent ici la dignité, elles sont les premières à protéger leurs images. Leur condition physique les rend aussi très vulnérables dans pareille situation. Mais dans leur élan de survie, elles s’adonnent à une technique, profondément révélatrice et interrogatrice, pour faire face à ce défi. La plupart de femmes ici attachent une corde au hallux (gros orteil) toute la journée afin de bloquer le besoin d’aller à la toilette.

Rachel DAMASEME âgée de 28 ans, nous a partagé sa croyance par rapport à cette méthode «  je suis venu de KALENGA dans le territoire de MASISI, en arrivant ici au camp, j'ai remarqué qu’il n’y avait pas d’installations sanitaires protégeant la dignité, j'étais alors obligé d’aller loin dans la foret pour faire mes besoins, c’est ainsi qu’après deux jours ici au camp que j’ai pris connaissance de la méthode de ligaturer le hallux (le grand orteil) pour retenir le besoin d’aller à la toilette et depuis ça marche, je vais à la toilette seulement la nuit et là, je n'ai pas besoins d’aller très loin, car au moins l'obscurité cache ma dignité. »

C’est inimaginable à voir, difficile à accepter. Des femmes à l’est de la République Démocratique du Congo, réduites à des techniques que même le Moyen Âge n’aurait toléré. Des techniques auxquelles qu’aucune expertise médicale ne saurait donner un visa à cause des conséquences sanitaires qu’il peut engendrer. Mais pour ces femmes abandonnées à leur triste sort, la technique marche, et ne sauraient l’abandonner sans qu’elle soit substituée à une solution décente. Cela révèle l’indifférence du monde face à la souffrance des populations vulnérables aujourd’hui dans les camps de déplacés dans l’Est de la RDC, cela révèle aussi les fortes inégalités dans lesquelles les populations en détresse sont pris en charge selon qu’elles sont de telle ou telle autre région du monde, cela révèle ce dont la carence en humanité est capable dans un monde qui se prévaut aujourd’hui de la solidarité internationale masquée par l’inaction des États puissants et des mécanismes internationaux.

Partout au monde entier, la guerre vient avec ses conséquences qui engendrent à leurs tours des efforts de résilience, mais ces techniques qui réduisent l’humain à l’âge de la pierre polie ne sauraient être qualifiés de résilientes. Ces populations meurtries depuis plus de 30 ans ont au moins besoin d’une protection attentive lorsqu’elles se retrouvent dans des situations de déplacements qui accentuent leur vulnérabilité. L’humanité ne devrait plus tolérer ceci, pour n’importe quelle population en situation de détresse. L’égalité dans le traitement des déplacés et réfugiés, de quel coin du monde viennent-ils, devrait être un principe sacro-saint qui s’impose aux acteurs humanitaires et aux bailleurs venant de quatre coins du monde.

Une latrine de secours dans le camp de Bulengo (Le 20 Fev 2023)

Il est de notre devoir de faire en sorte que, ce soir à bulengo, lorsque ces femmes détacheront la corde de leur hallux, elles ne la remettent plus jamais parce qu’au moins les conditions de vie du lendemain ne le leur imposeront plus. Il est de notre devoir de ne plus tolérer voir cette image. Il est de notre responsabilité, tous, de rappeler au monde que ceci est inacceptable et que ça doit cesser.

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BULLETIN BULENGO, JOUR-5